Une démarche bienveillante

Dialoguer pour pérenniser
Une nouvelle année… 2016

Philippe Cuvelette, responsable sécurité et chargé du développement de Moë-Kan a été missionné par le Théâtre de la Bastille pour accompagner la démarche d’évaluation des risques professionnels (EvRP) mené par ce dernier entre septembre et décembre 2015. Nous avons saisi l’occasion pour dialoguer, à l’issue de cette action, sur la manière dont les deux chefs de projet pour cette question, Juliette Roels et Patrice Blais-Barré, l’ont vécu. Ils ont pu ainsi expliquer les raisons qui les ont conduits à lancer cette action ainsi que les mesures qui en résultent.

 

Moe-Kan : Pouvez-vous vous présenter ?

Juliette Roels: Je suis administratrice du théâtre de la Bastille depuis 2014. Auparavant, j’ai été administratrice pour des compagnies essentiellement dramatiques pendant plus de dix ans, sous le régime de l’intermittence.

 

Moe-Kan : Est-ce que cela faisait suite à un parcours de formation initial correspondant ?

JR : J’ai d’abord fait Sciences Po, une maîtrise en droit public, puis un DESS de gestion des institutions culturelles.

 

Moe-Kan : Et toi, Patrice ?

Patrice Blais-Barré : Je suis directeur technique pour ce théâtre depuis mai 2014. Auparavant, j’en ai été le régisseur général entre 2001 et 2012 puis le DT adjoint, le tout en permanent. Encore avant, j’y travaillais en tant qu’intermittent depuis 1988. J’ai donc eu l’occasion de voir ce lieu évoluer d’un point de vue technique, mais aussi administratif…

 

Moe-Kan : Lorsque tu deviens directeur technique, cela fait suite à une formation ?

PBB : Je suis parti en formation de directeur technique au CFPTS durant la session 2011-2012. C’était pour moi une volonté de légitimer mon parcours, je n’ai aucune formation technique initiale, et j’ai tout appris de manière empirique.

 

Moe-Kan : Si tu n’as pas formation technique, d’où viens-tu ?

PBB : je suis devenu technicien par hasard durant les années 80. En tant qu’étudiant à Poitiers, je me suis retrouvé à travailler sur des spectacles comme technicien, puis régisseur. Je suis ensuite monté à Paris en 1988. Pour les commémorations du bicentenaire en 1989 de la Révolution, il y avait du travail à foison.

 

Moe-Kan : Quel était, avant notre collaboration, votre culture dans le domaine de l’EvRP ?

JR: Je n’avais aucune culture dans le domaine de l’EvRP. Dans mon parcours professionnel, la question ne s’est jamais posée en tant que telle. Je n’ai jamais eu à traiter de telles questions dans mes précédentes fonctions.

PBB : Comme je te le disais, je me suis formé de façon empirique. Evidemment, sur le plateau, nous côtoyons le risque. Mais en ce qui concerne la manière dont on les aborde, cela passe plus par le fait que l’on veille les uns sur les autres, par de la bienveillance et du bon sens. La véritable prévention des risques, telle que nous l’avons abordée ensemble, j’y ai accédé par la formation. Cela m’a permis d’envisager les risques dans leur globalité et pas simplement sur le plan des risques physiques (chutes, etc.).

 

Intérêt plus qu’obligation

 

Moe-Kan : Pourquoi avoir lancé la démarche de l’EvRP ?

PBB : Cela faisait longtemps qu’on voulait le faire. Pendant ma formation au CFPTS, je me suis rendu compte que la rédaction du document est régulièrement, comme l’informatique, dévolue au service technique. Or, souvent, nous n’avons pas les connaissances et les compétences pour le faire. En plus, dans les petites équipes comme ici, nous n’avons pas le temps de le faire correctement et honnêtement, d’un point de vue intellectuel. Et surtout, parallèlement à cela, j’ai compris l’intérêt de faire cela ensemble, au sein d’une équipe. Ce n’est pas au directeur technique d’imposer sa vision de la prévention des risques au reste des intervenants dans le théâtre. Ce n’est pas non plus aux cadres administratifs d’imposer des choses qui ne seront jamais respectées. Sinon, les gars de la technique refuseront d’appliquer, objectant que la DRH ne connaît rien à leur métier.

Je n’arrivais pas à combiner les problèmes de temps et le fait de faire ensemble.

Pour revenir à ta question, cela faisait donc longtemps que l’on souhaitait lancer la démarche. Mon prédécesseur était parti en formation pour cela. En revenant de la formation, il nous a dit : « ouah, c’est génial, mais on y arrivera jamais ! Comment va-t-on pouvoir caser cela dans notre planning ?… »

 

Moe-Kan : Donc, il revient de la formation en se disant que c’est intéressant de le faire, ou que c’est obligatoire de le faire ?

PBB : Sa motivation première est l’intérêt de la démarche. Si c’était pour apporter une réponse face à l’obligation, on l’aurait fait en 2001 ! L’obligation n’était pas le moteur. Cela faisait des années que l’on mettait en place des choses, pour les risques physiques, et pour les techniciens. Par contre, mener la même démarche étendue pour tous les risques et toute l’entreprise, c’est extrêmement intéressant.

JR : Je pars en formation sur un tout autre sujet, les contrats avec des entités juridiques étrangères. Je me retrouve avec des administrateurs et nous en venons à parler du document unique.

 

Moe-Kan : Pourquoi abordez-vous cette thématique dans une formation qui n’a a priori rien à voir avec ce sujet ?

JR : On parle des modalités pour engager un artiste étranger, cela génère beaucoup de questions et nous en venons à évoquer le cas de l’accident de travail. Donc, nous parlons de la prévention et du document unique. En revenant de formation, je remets donc cela à l’ordre du jour en réunion de direction. Nous évoquons donc l’obligation de cette démarche.

PBB : Et cette obligation est alors, en quelque sorte, acceptée. Alors que tes prédécesseurs l’avaient déjà évoquée, cette fois-ci, cela devient une sorte d’évidence. On pouvait le faire.

JR : Tout de suite, on s’est dit que pour le faire bien, il fallait qu’on travaille avec quelqu’un. C’est aussi cela qui rend la démarche possible. Si nous avions décidé de le faire en interne, sans aide extérieure, je ne suis pas certaine que nous l’aurions fait. Nous avons donc vu là une réelle opportunité.

 

Moe-Kan : Dans la formation dont tu parles, il est déjà question de l’importance de la démarche à cause de l’accidentologie et non de l’obligation de la faire ?

JR : oui, tout à fait. Des obligations, il en existe beaucoup. Mais quand on en saisit les raisons, c’est plus pertinent comme démarche. Parfois, par manque de temps et de moyens, on hiérarchise et on priorise les obligations, et souvent, ce n’est pas celle qui se retrouve en haut de la pile.

 

Un regard extérieur nécessaire

 

Moe-Kan : Du coup, comment avez-vous vécu notre collaboration ? Le fait de faire rentrer un tiers dans l’intimité de l’entreprise, qu’est-ce que cela a pu poser comme problème ?

PBB : Déjà, on a réussi à faire en quatre mois ce que l’on n’a pas réussi à faire en quinze ans, et en plus, c’est bien fait !

Nous avons fait le choix de la tierce personne. Pour nous, dans une petite équipe comme la nôtre, le regard extérieur était nécessaire pour les entretiens et les observations de situation de travail. Si j’avais mené les entretiens, les résultats en auraient été faussés. En effet, mes interlocuteurs se seraient adaptés au fait que Patrice, DT, fait passer un entretien, pas au fait que Patrice mène une démarche d’EvRP. Il y aurait eu beaucoup d’affectif.

En outre, les techniciens ont compris la démarche, l’intervention d’un tiers n’a pas posé de problème. Au contraire, cela a permis de mettre un visage sur cette démarche.

 

Moe-Kan : La présence d’un tiers a-t-elle donc permis de libérer la parole ?

PBB : En tout cas, cela libère les entretiens de l’affectif. La tierce personne n’ayant pas de passif avec les différents salariés, sa présence est alors neutre.

JR : Je ne vois pas comment le faire en interne peut fonctionner. Cette distance est nécessaire. Cela permet également plus d’objectivité. Il était important que l’équipe sente que l’on tendait vers cette objectivité. Les conditions étaient plus apaisantes.

PBB : Je rajouterai que cela ajoutait également de la confidentialité.

 

Moe-Kan : N’est-ce pas paradoxal de parler de confidentialité alors qu’il s’agit d’un tiers externe à l’entreprise ?

PBB : Non, parce qu’il s’y engage. Il a expliqué que les éléments recueillis lors des entretiens sont transposés dans l’évaluation, mais la feuille qui recueille les propos du salarié reste dans le dossier, en accès limité aux personnes chargées de l’EvRP. Le tiers amène des modalités et un cadre clairs. L’engagement de Jean-Marie Hordé[1], avec Juliette et moi en porteur de projet, et toi en tiers, le tout dans une confidentialité, est posé dès le premier rendez-vous avec les salariés. C’est cela qui permet la suite.

 

Un groupe de travail investi

 

Moe-Kan : Avez-vous senti le groupe de travail s’éduquer par rapport à la démarche ?

JR : oui, plutôt. Par contre, en ce qui me concerne, il m’a fallu trouver la bonne place. J’étais à la fois membre du groupe de travail, chef de projet pour cette mission, et administratrice du théâtre. J’occupe donc une fonction qui n’est pas neutre. On a mis autour de la table des gens qui ne font pas de réunion ensemble le reste du temps. Tous les participants ont vraiment joué le jeu. Même si des compromis, nécessaires, ont dû être trouvés, nous étions nombreux, huit, quand même.

 

Moe-Kan : De mon point de vue, les gens se sont mis au service de cette mission avec ce qu’ils sont, et c’est cela qui fonctionne. C’est pour cela que j’avais insisté sur le fait que plus le groupe est représentatif de l’entreprise, mieux cela fonctionne. Avez-vous eu des retours des travailleurs depuis mon passage ?

JR : je n’en ai aucun sur la mission. En revanche, je sens des effets bénéfiques. Un certain nombre de question ont été soulevée, et désormais, des réponses sont attendues. Des choses qui avaient été évoquées mais qui n’étaient pas entendues jusqu’ici.

PBB : Ce groupe de travail de huit personnes représentait huit services de l’entreprise. Or, ce type de réunion n’avait jamais existé.

JR : …et avec un niveau de parole qui était le même pour chacun, et nous avons tous veillé à cela. Avec des difficultés, peut-être, mais sans être trop entravé par les liens de subordination. Comme des choses ont été entendues, elles avancent, à leur rythme.

PBB : Dans les retours que j’ai des membres du groupe de travail, cela a énormément intéressé. On me demande régulièrement quand on va faire une prochaine réunion du groupe de travail, puisqu’on a dit que l’on prendrait des mesures de prévention ensemble, en fonction des moyens financiers et de la faisabilité. Tout le monde est donc dans l’attente de construire ensemble la suite. Cette évaluation revêt réellement un sens si elle est faite en concertation. Nous avons réussi cela. Cela ne va pas être mon Document Unique obligatoire. C’est notre évaluation, donc nous qui allons prendre les mesures. Pour les autres salariés, c’est un peu différent, mais c’est par la mise en place des mesures de prévention que l’on va les rattacher au processus.

 

JR : Un autre élément concret concerne le réaménagement des bureaux. Nous avons pris des contacts avec quelqu’un qui est déjà intervenu dans d’autres lieux culturels.

PBB : L’idée est de repenser les bureaux avec, à la fois les données scientifiques et administratives, celles liées à la règlementation d’un ERP, les coactivités, et également celles concernant le design.

Concernant le matériel à changer, nous allons acheter du matériel plus conforme pour éviter des protocoles fastidieux.

D’autres petites choses ont également été réalisées. On essaye de créer une dynamique. De faire avancer les choses petit à petit.

JR : des choses évoluent sans que cela amène des dépenses. Par exemple, l’attention que l’on porte les uns sur les autres. L’information circule mieux. Nous y sommes plus attentifs. Cette démarche a amené un changement global dans le théâtre.

 

 

[1] Directeur du Théâtre de la Bastille depuis 1989

[2] Fiche de données de sécurité, voir http://www.inrs.fr/media.html?refINRS=ED%20954

Crédits photos : Philippe Cuvelette

 

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